Recension de « Faut-il en finir avec la famille ? » dans Marianne

DE LA FAMILLE À LA PARENTALITÉ

Mais de quoi parle-t-on exactement en évoquant la famille ? La question n’est pas anodine tant sa conception varie au gré des circonstances. L’étude de la famille émerge au XVIIIe siècle sous l’influence de réflexions menées par les libéraux, partisans acharnés du capitalisme, qui voient dans la famille populaire et nombreuse une entrave à l’expansion de leurs idées. De l’autre côté de la Manche, les idéaux de la Révolution française terrifient – il faut prévenir la contagion, notamment dans les couches les plus pauvres du pays, celles qui sont paresseuses et qui se reproduisent trop vite. C’est sur cet a priori empreint de haine de classe que Malthus va établir des projections démographiques qui rencontrent immédiatement un grand succès auprès des économistes libéraux de son temps. Le libéralisme entend dissoudre les communautés naturelles et les corporations dans la mesure où celles-ci entravent le développement des forces productives.

Par la suite, les réactionnaires, les catholiques sociaux, les républicains et l’apparition des associations familiales, sans compter les saignées démographiques des deux guerres mondiales, vont contribuer à la remise en question et la redéfinition quasi-constante de la famille, au point d’en faire une catégorie politique. La fin des années 60 inaugure une période de remise en cause de l’institution du mariage jusqu’à l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe, en 2013.

Le terme de « parentalité », traduction du « parenthood » anglais, est popularisé dès la fin des années 90, signe de la prise en compte par l’État des évolutions familiales, en particulier du phénomène des familles recomposées. Cet engouement, au moins institutionnel, pour la notion de « parentalité » correspond à une occultation de la catégorie « famille » au profit de celle du parent, l’individu responsable. Pour Raymond Debord, « [la] montée en puissance [de la] parentalité est une des principales expressions du basculement idéologique qui s’est opéré dans les années 2000. [C’]est la nouvelle petite bourgeoisie urbaine qui a imposé sa représentation du monde et ses valeurs. »

UNE VALEUR REFUGE

Si la famille est une des « valeurs refuge » les plus prônées par les Français (un sondage IFOP mené en 2017 démontrait que près de 9 sur 10 jugent que la famille constitue le premier lieu de solidarité et qu’elle est le principal amortisseur social), les couches les plus populaires sont les principales victimes d’une double précarité économique et affective au travers du délitement de la famille, présentée comme une avancée par des « élites » sociétales qui mènent bien mieux leur barque. Ce qui fait Lire la suite…

Georg Lukács, théoricien de l’esthétique dans la revue Commune

Pour Commune, François Albera, historien de l’art et du cinéma, professeur d’histoire et esthétique du cinéma à l’université de Lausanne, revient sur la réception française de l’œuvre du philosophe hongrois Georg Lukács et propose une lecture synoptique des deux tomes de L’Esthétique, récemment publiés en français par les Éditions Critiques.

Après Prolégomènes à l’ontologie de l’être social, l’Ontologie de l’être social : le travail. La reproduction et l’Ontologie de l’être social : l’idéologie. L’aliénation (Paris, Delga, 2009-2012), L’Esthétique de Georg Lukács paraît en français soixante ans après sa sortie en Hongrie et au moment où une « actualité » ou plutôt une « actualisation » de ce philosophe et militant semble se faire jour en France, portée par des jeunes chercheurs qui rompent une « tradition », née après la Deuxième Guerre mondiale, de mise à l’écart ambivalente. En effet Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Kostas Axelos, notamment, se sont référés, inégalement, à Lukács, mais pour le récuser ; Lucien Goldmann s’est, en revanche revendiqué de lui, mais en lui donnant une interprétation restreinte dans sa « sociologie » de la littérature (Pascal, Racine, Malraux, le nouveau roman) avant que Nicolas Tertulian ne l’envisage dans sa complétude – ainsi, dans une moindre mesure, que Rainer Rochlitz. Tertulian, qui avait consacré un livre à Georg Lukács. Étapes de sa pensée esthétique en 1980 (Paris, Le Sycomore), décéda en 2019 deux mois avant que ne s’ouvre un colloque sur « Les réalismes de Georg Lukács » à l’Université Paris-Nanterre (14-15 novembre), organisé par des doctorants et post-doctorants, ouvrant à une réévaluation et reprenant le flambeau des mains du philosophe roumain. Auteur d’une thèse sur Benedetto Croce et Lukács en Roumanie, traducteur de ce dernier puis d’Adorno et de Marcuse dans son pays, Tertulian (né Nathan Veinstein, rescapé des massacres de Juifs perpétrés par les séides roumains et allemands en 1941 à Iasi) fut un des disciples de Lukács les plus constants. Il rencontra le philosophe hongrois à plusieurs reprises avant de devoir s’exiler en 1980 devant les tracasseries et mises à l’écart dont il était victime. D’abord accueilli en RFA puis en Italie, il s’installa en France où il tint à l’EHESS un séminaire sur « L’Histoire de la pensée allemande (XIXe-XXe siècles) ».

La lecture – maintenant largement généralisée voire « banalisée » – de Walter Benjamin a pu conduire certains à s’interroger sur quelques titres de Lukács que l’essayiste jugeait importants et convergents avec ses propres pensées (voir sa correspondance avec Gershom Scholem). De même Ernst Bloch qui dialogua durablement avec lui. Dans les années 1970 les collaborateurs de la New German Review s’en étaient déjà avisés (Bernd Witte, « Benjamin and Lukács : Historical Notes on Their Political and Aesthetic Theories », n°5, printemps 1975) et, un peu plus tard en France, Rochlitz (« De la philosophie comme critique littéraire : Walter Benjamin et le jeune Lukács », Revue d’esthétique, hors-série « Walter Benjamin », 1980, rééd. 1990). Encore faut-il distinguer le Lukács pré-marxiste du marxiste et dans celui-ci deux époques, sinon trois.

On lisait déjà il y a une quarantaine d’années que la connaissance de Lukács en France était « faite de bric et de broc » (Claude Prévost, « Présentation », Europe, n°600, avril 1979, p.4.) et que c’était dans les pays anglo-saxons, en Italie et en Allemagne de l’Ouest que son influence ne cessait de s’étendre – après la Hongrie et la RDA (où il fut cependant occulté de 1956 à 1967 pour sa participation au gouvernement issu du soulèvement de 1956), ou la Roumanie de la fin des années 1960. Pourquoi « de bric et de broc » ? Il est certain qu’au sein des marxismes français, Lukács n’a guère trouvé d’allié ou d’interlocuteur avant Goldmann (qui l’avait connu à Vienne en 1931) puis Tertulian. Lire La suite…

À lire dans Respublica « Faut-il en finir avec la famille ? La réponse de Raymond Debord »

Cet ouvrage très récemment paru aux Éditions Critiques (2022, 328 pages) est important, car il est le premier à embrasser le sujet de la famille dans la société contemporaine sous un angle politique et global depuis les livres de tendances foucaldienne ou bourdieusienne d’il y a quelques décennies. Il échappe à la sociologie descriptive et aux effets de mode par un point de vue théorique solide (celui des Appareils idéologiques d’État d’Althusser), combiné à une expérience professionnelle « du dedans » de l’institution familiale et à une solide documentation.
Au sein des politiques sociales, le champ de la famille ne jouit que de peu d’attention de la part des politiques et de peu de connaissance du public. Il s’y ajoute une représentation institutionnelle fort peu démocratique : celle de l’UNAF que l’auteur connaît intimement.

Si l’on dépasse la tentation d’assimiler famille et familialisme, la lecture de cet ouvrage très détaillé, mais jamais jargonnant ni technocratique s’impose pour comprendre les particularités d’un système français issu de l’histoire (objet de la première moitié du livre), mais profondément remanié par l’avènement du néolibéralisme. La seconde partie s’attache aux enjeux de la période macronienne pour montrer la possibilité de résistance qu’offre la famille face à la montée d’un individualisme destructeur des solidarités. Lire la suite…