Georg Lukács, théoricien de l’esthétique dans la revue Commune

Pour Commune, François Albera, historien de l’art et du cinéma, professeur d’histoire et esthétique du cinéma à l’université de Lausanne, revient sur la réception française de l’œuvre du philosophe hongrois Georg Lukács et propose une lecture synoptique des deux tomes de L’Esthétique, récemment publiés en français par les Éditions Critiques.

Après Prolégomènes à l’ontologie de l’être social, l’Ontologie de l’être social : le travail. La reproduction et l’Ontologie de l’être social : l’idéologie. L’aliénation (Paris, Delga, 2009-2012), L’Esthétique de Georg Lukács paraît en français soixante ans après sa sortie en Hongrie et au moment où une « actualité » ou plutôt une « actualisation » de ce philosophe et militant semble se faire jour en France, portée par des jeunes chercheurs qui rompent une « tradition », née après la Deuxième Guerre mondiale, de mise à l’écart ambivalente. En effet Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Kostas Axelos, notamment, se sont référés, inégalement, à Lukács, mais pour le récuser ; Lucien Goldmann s’est, en revanche revendiqué de lui, mais en lui donnant une interprétation restreinte dans sa « sociologie » de la littérature (Pascal, Racine, Malraux, le nouveau roman) avant que Nicolas Tertulian ne l’envisage dans sa complétude – ainsi, dans une moindre mesure, que Rainer Rochlitz. Tertulian, qui avait consacré un livre à Georg Lukács. Étapes de sa pensée esthétique en 1980 (Paris, Le Sycomore), décéda en 2019 deux mois avant que ne s’ouvre un colloque sur « Les réalismes de Georg Lukács » à l’Université Paris-Nanterre (14-15 novembre), organisé par des doctorants et post-doctorants, ouvrant à une réévaluation et reprenant le flambeau des mains du philosophe roumain. Auteur d’une thèse sur Benedetto Croce et Lukács en Roumanie, traducteur de ce dernier puis d’Adorno et de Marcuse dans son pays, Tertulian (né Nathan Veinstein, rescapé des massacres de Juifs perpétrés par les séides roumains et allemands en 1941 à Iasi) fut un des disciples de Lukács les plus constants. Il rencontra le philosophe hongrois à plusieurs reprises avant de devoir s’exiler en 1980 devant les tracasseries et mises à l’écart dont il était victime. D’abord accueilli en RFA puis en Italie, il s’installa en France où il tint à l’EHESS un séminaire sur « L’Histoire de la pensée allemande (XIXe-XXe siècles) ».

La lecture – maintenant largement généralisée voire « banalisée » – de Walter Benjamin a pu conduire certains à s’interroger sur quelques titres de Lukács que l’essayiste jugeait importants et convergents avec ses propres pensées (voir sa correspondance avec Gershom Scholem). De même Ernst Bloch qui dialogua durablement avec lui. Dans les années 1970 les collaborateurs de la New German Review s’en étaient déjà avisés (Bernd Witte, « Benjamin and Lukács : Historical Notes on Their Political and Aesthetic Theories », n°5, printemps 1975) et, un peu plus tard en France, Rochlitz (« De la philosophie comme critique littéraire : Walter Benjamin et le jeune Lukács », Revue d’esthétique, hors-série « Walter Benjamin », 1980, rééd. 1990). Encore faut-il distinguer le Lukács pré-marxiste du marxiste et dans celui-ci deux époques, sinon trois.

On lisait déjà il y a une quarantaine d’années que la connaissance de Lukács en France était « faite de bric et de broc » (Claude Prévost, « Présentation », Europe, n°600, avril 1979, p.4.) et que c’était dans les pays anglo-saxons, en Italie et en Allemagne de l’Ouest que son influence ne cessait de s’étendre – après la Hongrie et la RDA (où il fut cependant occulté de 1956 à 1967 pour sa participation au gouvernement issu du soulèvement de 1956), ou la Roumanie de la fin des années 1960. Pourquoi « de bric et de broc » ? Il est certain qu’au sein des marxismes français, Lukács n’a guère trouvé d’allié ou d’interlocuteur avant Goldmann (qui l’avait connu à Vienne en 1931) puis Tertulian. Lire La suite…