“La famille : un espace de résistance au libéralisme” interview de Raymond Debord pour Voix populaire

La première idée reçue que vous remettez en question dans votre ouvrage est celle de la défense de la famille comme un combat uniquement de la droite. Que nous dit l’histoire française sur le positionnement des différentes forces politiques sur la famille ?

Raymond Debord La première chose est de ne pas tomber dans l’erreur classique de la gauche – c’est-à-dire considérer que la droite est un bloc homogène, vaguement flanqué d’une extrême-droite. Il y a plusieurs courants idéologiques qui s’expriment historiquement au sein de la droite politique. Deux grands courants sont le conservatisme réactionnaire et catholique d’une part, et d’autre part le libéralisme. Pour des raisons historiques, quand la bourgeoisie française a pris le pouvoir, en particulier après Termidor et dans le courant du 19e siècle, un compromis s’est dessiné en son sein. Celle-ci a emprunté au conservatisme issu de l’Ancien Régime l’essentiel de l’idéologie catholique conservatrice, tout en gardant le libéralisme économique. On retrouve ce dualisme au sein de la droite française tout au long du 20e siècle : libérale en économie et conservatrice sur les questions sociétales.

A partir des années 70, toute une série d’évènements s’enclenchent : crise économique, changement d’ordre productif, changement idéologique dans une fraction de la petite-bourgeoisie, puis dans la bourgeoisie en tant que telle. Finalement, même les forces de gauche s’adaptent au libéralisme dans toutes ses dimensions : économique et idéologique. Au sein de la bourgeoisie, la fraction dite progressiste – en fait, libérale – et incarnée aujourd’hui par Emmanuel Macron devient idéologiquement dominante tandis que la droite traditionnelle se trouve marginalisée. Sur les questions de société, il existe désormais un large consensus, car tout le monde est passé sur des positions libérales. La gauche ne s’intéresse plus à la famille, et ceux qui s’y intéressent raisonnent encore dans des schémas anciens. Ils se contentent d’être à la remorque des gouvernements et ne s’en démarquent qu’en réclamant d’en faire davantage, mais sans s’opposer sur le fond.

Pourtant, historiquement, la défense de la famille populaire faisait partie du programme de la gauche. Que s’est-il passé pour qu’elle abandonne ce combat ?

Le Parti communiste en particulier était farouchement favorable à la famille, en mettant en avant la famille populaire, ce qui le distinguait de la droite sur ce sujet. Plusieurs paramètres expliquent qu’il se soit petit à petit désintéressé de la question. Premièrement, je pense qu’il a été percuté par mai 68 et par le mouvement féministe post-soixante-huitard. Historiquement, il était en dehors du féminisme, et apparaissait comme en retard sur toutes les questions de mœurs. Deuxièmement, et plus globalement, il y a eu suite à la crise de 74-75 la disparition progressive des bastions ouvriers et le recentrage sociologique du PCF sur les classes moyennes. Aujourd’hui, sur un plan sociologique, la totalité de la gauche française se situe dans l’encadrement des salariés de la fonction publique. Quand sa base sociale n’est plus dans la classe ouvrière, même comprise dans un sens très large, il y a une perméabilité aux idées dominantes, celles de la petite-bourgeoisie intellectuelle en l’occurrence. Troisièmement, pour ne pas apparaître comme ringard, le PCF s’est aussi désintéressé des questions de natalité, qui le préoccupait particulièrement puisqu’il mettait fortement en avant la question de l’indépendance nationale. Par voie de conséquence, il s’est désintéressé également des politiques familiales.

Il faut préciser qu’outre le Parti communiste, le courant chrétien ouvrier était très puissant et défendait également la famille. Aujourd’hui, ce courant existe encore dans le mouvement familial mais de façon résiduelle et sans se démarquer sur le plan idéologique.

Vous dites que durant son premier mandat, Emmanuel Macron s’est totalement désintéressé de la famille, à part certains aspects comme la PMA ou les familles homoparentales. Aujourd’hui, certains éléments de son programme montre qu’il y consacre une certaine attention. Que s’est-il passé ?

C’est juste, il se désintéressait complètement de cette question. Mais en réalité, quand on est au pouvoir en France, on ne peut pas l’ignorer. En effet, par la spécificité de la politique familiale française, la famille est partout. Ne pas s’y intéresser voudrait dire basculer sur une politique sociale complètement individualisée, ce qui coûterait très cher ! Je pense qu’il y a donc eu un rappel à la réalité pour des raisons financières.

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Recension de “Faut-il en finir avec la famille ?” dans Marianne

DE LA FAMILLE À LA PARENTALITÉ

Mais de quoi parle-t-on exactement en évoquant la famille ? La question n’est pas anodine tant sa conception varie au gré des circonstances. L’étude de la famille émerge au XVIIIe siècle sous l’influence de réflexions menées par les libéraux, partisans acharnés du capitalisme, qui voient dans la famille populaire et nombreuse une entrave à l’expansion de leurs idées. De l’autre côté de la Manche, les idéaux de la Révolution française terrifient – il faut prévenir la contagion, notamment dans les couches les plus pauvres du pays, celles qui sont paresseuses et qui se reproduisent trop vite. C’est sur cet a priori empreint de haine de classe que Malthus va établir des projections démographiques qui rencontrent immédiatement un grand succès auprès des économistes libéraux de son temps. Le libéralisme entend dissoudre les communautés naturelles et les corporations dans la mesure où celles-ci entravent le développement des forces productives.

Par la suite, les réactionnaires, les catholiques sociaux, les républicains et l’apparition des associations familiales, sans compter les saignées démographiques des deux guerres mondiales, vont contribuer à la remise en question et la redéfinition quasi-constante de la famille, au point d’en faire une catégorie politique. La fin des années 60 inaugure une période de remise en cause de l’institution du mariage jusqu’à l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe, en 2013.

Le terme de « parentalité », traduction du « parenthood » anglais, est popularisé dès la fin des années 90, signe de la prise en compte par l’État des évolutions familiales, en particulier du phénomène des familles recomposées. Cet engouement, au moins institutionnel, pour la notion de « parentalité » correspond à une occultation de la catégorie « famille » au profit de celle du parent, l’individu responsable. Pour Raymond Debord, « [la] montée en puissance [de la] parentalité est une des principales expressions du basculement idéologique qui s’est opéré dans les années 2000. [C’]est la nouvelle petite bourgeoisie urbaine qui a imposé sa représentation du monde et ses valeurs. »

UNE VALEUR REFUGE

Si la famille est une des « valeurs refuge » les plus prônées par les Français (un sondage IFOP mené en 2017 démontrait que près de 9 sur 10 jugent que la famille constitue le premier lieu de solidarité et qu’elle est le principal amortisseur social), les couches les plus populaires sont les principales victimes d’une double précarité économique et affective au travers du délitement de la famille, présentée comme une avancée par des « élites » sociétales qui mènent bien mieux leur barque. Ce qui fait Lire la suite…

Georg Lukács, théoricien de l’esthétique dans la revue Commune

Pour Commune, François Albera, historien de l’art et du cinéma, professeur d’histoire et esthétique du cinéma à l’université de Lausanne, revient sur la réception française de l’œuvre du philosophe hongrois Georg Lukács et propose une lecture synoptique des deux tomes de L’Esthétique, récemment publiés en français par les Éditions Critiques.

Après Prolégomènes à l’ontologie de l’être social, l’Ontologie de l’être social : le travail. La reproduction et l’Ontologie de l’être social : l’idéologie. L’aliénation (Paris, Delga, 2009-2012), L’Esthétique de Georg Lukács paraît en français soixante ans après sa sortie en Hongrie et au moment où une « actualité » ou plutôt une « actualisation » de ce philosophe et militant semble se faire jour en France, portée par des jeunes chercheurs qui rompent une « tradition », née après la Deuxième Guerre mondiale, de mise à l’écart ambivalente. En effet Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Kostas Axelos, notamment, se sont référés, inégalement, à Lukács, mais pour le récuser ; Lucien Goldmann s’est, en revanche revendiqué de lui, mais en lui donnant une interprétation restreinte dans sa « sociologie » de la littérature (Pascal, Racine, Malraux, le nouveau roman) avant que Nicolas Tertulian ne l’envisage dans sa complétude – ainsi, dans une moindre mesure, que Rainer Rochlitz. Tertulian, qui avait consacré un livre à Georg Lukács. Étapes de sa pensée esthétique en 1980 (Paris, Le Sycomore), décéda en 2019 deux mois avant que ne s’ouvre un colloque sur « Les réalismes de Georg Lukács » à l’Université Paris-Nanterre (14-15 novembre), organisé par des doctorants et post-doctorants, ouvrant à une réévaluation et reprenant le flambeau des mains du philosophe roumain. Auteur d’une thèse sur Benedetto Croce et Lukács en Roumanie, traducteur de ce dernier puis d’Adorno et de Marcuse dans son pays, Tertulian (né Nathan Veinstein, rescapé des massacres de Juifs perpétrés par les séides roumains et allemands en 1941 à Iasi) fut un des disciples de Lukács les plus constants. Il rencontra le philosophe hongrois à plusieurs reprises avant de devoir s’exiler en 1980 devant les tracasseries et mises à l’écart dont il était victime. D’abord accueilli en RFA puis en Italie, il s’installa en France où il tint à l’EHESS un séminaire sur « L’Histoire de la pensée allemande (XIXe-XXe siècles) ».

La lecture – maintenant largement généralisée voire « banalisée » – de Walter Benjamin a pu conduire certains à s’interroger sur quelques titres de Lukács que l’essayiste jugeait importants et convergents avec ses propres pensées (voir sa correspondance avec Gershom Scholem). De même Ernst Bloch qui dialogua durablement avec lui. Dans les années 1970 les collaborateurs de la New German Review s’en étaient déjà avisés (Bernd Witte, « Benjamin and Lukács : Historical Notes on Their Political and Aesthetic Theories », n°5, printemps 1975) et, un peu plus tard en France, Rochlitz (« De la philosophie comme critique littéraire : Walter Benjamin et le jeune Lukács », Revue d’esthétique, hors-série « Walter Benjamin », 1980, rééd. 1990). Encore faut-il distinguer le Lukács pré-marxiste du marxiste et dans celui-ci deux époques, sinon trois.

On lisait déjà il y a une quarantaine d’années que la connaissance de Lukács en France était « faite de bric et de broc » (Claude Prévost, « Présentation », Europe, n°600, avril 1979, p.4.) et que c’était dans les pays anglo-saxons, en Italie et en Allemagne de l’Ouest que son influence ne cessait de s’étendre – après la Hongrie et la RDA (où il fut cependant occulté de 1956 à 1967 pour sa participation au gouvernement issu du soulèvement de 1956), ou la Roumanie de la fin des années 1960. Pourquoi « de bric et de broc » ? Il est certain qu’au sein des marxismes français, Lukács n’a guère trouvé d’allié ou d’interlocuteur avant Goldmann (qui l’avait connu à Vienne en 1931) puis Tertulian. Lire La suite…