Extrait de l’introduction de l’ouvrage de Yannick Bosc, Le peuple souverain et la démocratie. Politique de Robespierre, Paris, Éditions Critiques, 2019, 208 p.
Je suis du peuple, je n’ai jamais été que cela,
je ne veux être que cela ; je méprise quiconque
a la prétention d’être quelque chose de plus.
Robespierre
La représentation politique ne commence pas avec la Révolution française et le peuple n’a pas attendu 1789 pour s’intéresser aux affaires de la cité. Les pratiques médiévales mobilisées à l’occasion des élections d’assemblées sous l’Ancien régime (états généraux, provinciaux, communes urbaines et rurales, communautés de métier etc.) constituent même le socle de la culture politique à partir de laquelle la Révolution se déploie. En revanche, c’est avec la Révolution française qu’une nouvelle question se pose concrètement et non plus seulement théoriquement dans les traités philosophiques : comment concevoir la représentation d’un peuple déclaré souverain, c’est à dire d’un peuple qui dispose en droit du pouvoir et sur lequel repose toute légitimité politique, celle du roi comprise ?
Notre actualité résonne du désaveu des politiques, de la crise de la représentation et de la montée de l’abstentionnisme depuis longtemps. Pourtant, ceux qui aujourd’hui convoquent les « valeurs » républicaines au chevet du malade ne se penchent que rarement sur la souveraineté populaire qui est censée en être la base. Au contraire, la souveraineté, lorsqu’elle est réaffirmée dans l’espace public, est d’emblée suspectée de « souverainisme », de « populisme », de « repli nationaliste ». L’extrême droite est systématiquement mise en avant afin de discréditer l’idée même de souveraineté populaire et d’en occulter la nature fondamentalement démocratique. Réduisant le mouvement populaire des gilets jaunes à une foule, les relais du pouvoir ont ainsi exhumé l’ochlocratie (la foule, le vulgaire détenant le pouvoir) pour désigner ce que les thermidoriens nommaient l’anarchie : le fait de se constituer peuple souverain, c’est-à-dire d’agir comme tel.
La souveraineté populaire, son affirmation, son rejet, ou son contournement sont au cœur des luttes de la Révolution qui n’opposent pas seulement les partisans de la souveraineté du roi à celle du peuple. Elle sépare également des types de républicanismes qui s’affrontent alors. C’est sur la souveraineté populaire que repose la république conçue comme une démocratie que les Montagnards et Robespierre mettent en œuvre. C’est contre cette souveraineté populaire en acte que les thermidoriens, qui la qualifie de « Terreur », établissent la république directoriale en 1795, avant de laisser à Bonaparte le soin de boucler le processus de dépossession du peuple souverain qu’ils ont initié. En 1799, au lendemain du coup d’État qu’il justifie, Cabanis décrit ce qu’il nomme le « véritable système représentatif » en ces termes : « tout se fait pour le peuple et au nom du peuple ; rien ne se fait par lui ni sous sa dictée irréfléchie … le peuple est souverain, mais tous les pouvoirs dont sa souveraineté se compose sont délégués ». Lorsque le peuple tentera par la suite de recouvrer sa souveraineté il sera systématiquement et brutalement arrêté.
L’engagement républicain de Robespierre décrit dans cet ouvrage interroge principalement la fonction de ces « délégués » du peuple dont une partie va capter la souveraineté après l’avoir subie depuis 1789.
Cabanis a besoin de qualifier son système représentatif de « véritable » afin de le distinguer d’autres « systèmes représentatifs » avec lesquels il est en concurrence, en particulier celui qui est défendu par Robespierre et qui en est le repoussoir. La notion de « représentation » peut ainsi recouvrir des réalités opposées. Elle ne renvoie pas nécessairement à une délégation de responsabilité, la démocratie se réduisant à l’élection des représentants, ce que l’on appelle aujourd’hui la démocratie « représentative » par opposition à la démocratie dite « directe ». (…)
Le contrôle et la révocabilité de ses mandataires par le peuple souverain est au cœur du fonctionnement de la démocratie telle qu’elle est pratiquée par les Montagnards et le mouvement populaire. Contrôle et révocabilité sont appliqués à toutes les échelles, de la Convention aux communes ou sections de commune. Dans les sections parisiennes les fonctionnaires sectionnaires élus sont ainsi soumis à un « scrutin épuratoire » à l’issue duquel ils sont renouvelés dans leur charge ou destitués par la section. La conception sans-culotte de la démocratie ne correspond pas à une « démocratie directe » au sens où les attributions de l’Assemblée seraient directement exercées par le peuple. Ce qu’ Albert Soboul a décrit comme un « gouvernement direct », contribuant ainsi à l’ancrage d’un lieu commun erroné, correspond en fait à l’exercice de la citoyenneté fondé sur le contrôle du pouvoir délégué, donc exercé dans le cadre d’un système représentatif. Les notions de « démocratie directe » ou de « démocratie représentative » n’existent pas pendant la Révolution française, pas plus que celle de « démocratie participative », un pléonasme probablement inventé par ceux qui conçoivent la démocratie comme une absence de participation. En interpellant la « démocratie représentative », le mouvement populaire des gilets jaunes n’attaque pas la démocratie mais en interroge les dysfonctionnements dont l’existence de ces notions est l’une des manifestations.
Pendant la Révolution française, le mandat des représentants du peuple consiste à mettre en œuvre les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen adoptée le 26 août 1789 et précisée le 24 juin 1793. Il en sera beaucoup question dans cet ouvrage puisque pour Robespierre, l’application de ces principes – étymologiquement le point de départ, la source – fonde la république. Notons qu’à l’époque on n’emploie pas l’expression « valeurs républicaines », d’usage récent – les années 1980 –, plus diffuse et qui n’a pas la dimension impérative des principes.
Robespierre se réfère systématiquement à la Déclaration pour rappeler leur mandat aux mandataires. Ce faisant, il en applique le préambule qui précise que la Déclaration est la feuille de route des pouvoirs législatifs et exécutifs, les citoyens pouvant grâce à elle contrôler si la politique menée par ses commis est conforme aux principes qui sont énoncés dans le texte :
Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme, afin que cette Déclaration, constamment présente à tous les Membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous.
Ce préambule fait de la Déclaration des droits une norme qui s’impose aux commis du peuple. C’est la raison pour laquelle il est amputé dans le projet de Déclaration que tentent de faire passer les Girondins en 1793 avant d’être démis de leur mandat, puis par les Thermidoriens qui en 1795 vident la Déclaration de sa substance, qu’ils jugent « anarchique ». La même année, Jeremy Bentham, le fondateur de l’utilitarisme (l’un des piliers du néolibéralisme) qui réside en France, résume le sentiment des thermidoriens lorsqu’il dénonce « le langage de la Terreur » qui est à l’œuvre dans la Déclaration de 1789. Pour ses contemporains, celle-ci possède donc une dimension subversive qui ne vise pas uniquement l’Ancien régime, mais aussi l’idéologie propriétaire et le capitalisme qui vont s’épanouir au XIXe siècle. Lire la suite...